43

Les Duncan me demandent parfois si je comprends les idées exotiques de notre passé et, si je les comprends, pourquoi je ne peux pas les expliquer. La connaissance, d’après les Duncan, réside dans une somme de détails. Je m’efforce de les convaincre que les mots n’ont qu’une valeur plastique. L’image des mots commence à se déformer à l’instant même où ils sont formulés. Les idées incrustées dans un langage ne peuvent s’exprimer que dans ce langage donné. C’est l’essence même de la signification profonde du terme « exotique ». Vous voyez comme les distorsions commencent à apparaître ? La traduction vacille en présence de l’exotique. Le galach que je parle ici s’impose. C’est un cadre de référence externe, un système particulier. Tous les systèmes recèlent des dangers. Ils englobent les croyances non vérifiées de leurs créateurs. Adopter un système, adhérer à ses croyances, c’est renforcer la résistance au changement. Cela sert-il à quelque chose, que j’explique aux Duncan que pour certains concepts, il n’y a pas de langage ? Aaah ! mais les Duncan ont toujours cru que tous les langages m’appartiennent !

Les Mémoires Volés.

Deux jours et deux longues nuits durant, Siona négligea de fixer son rabat, perdant une eau précieuse chaque fois qu’elle respirait. Il avait fallu lui réciter l’admonestation aux enfants fremen pour que l’avertissement donné par son père lui revienne en mémoire. Finalement, Leto lui avait parlé le troisième matin glacé de leur traversée, quand ils avaient fait halte à l’ombre d’un piton sur la plaine pierreuse battue par les vents.

— Préserve chaque souffle car il contient l’eau et la chaleur de ta vie, avait-il murmuré.

Il savait qu’ils passeraient trois journées sur la plaine et encore trois nuits au-delà avant de découvrir de l’eau. Le soleil venait de se lever pour la cinquième fois depuis qu’ils avaient quitté la tour de la Petite Citadelle. Au cours de la nuit, ils étaient entrés dans une zone à moitié sablonneuse. Ce n’étaient pas des dunes, mais on pouvait en apercevoir au loin et même les vestiges de la Chaîne de Habbanya formaient une mince ligne brisée à l’horizon pour celui qui savait où tourner son regard.

Siona ne défaisait plus le rabat de son distille que lorsqu’elle était obligée de parler. Ses lèvres étaient devenues noires et excoriées.

Sa soif est celle du désespoir, se dit Leto en laissant ses sens explorer les alentours. Elle va bientôt atteindre les instants de la crise.

Ses sens lui disaient qu’ils étaient toujours seuls en bordure de la plaine. Le soleil encore pâle de l’aube créait des reflets de poussières dansantes que le vent incessant agitait dans tous les sens. L’oreille de Leto filtrait le bruit du vent afin de percevoir le reste : la respiration saccadée de Siona, les minuscules avalanches de sable sur le flanc d’un rocher voisin, le frottement de son propre corps sur les cailloux.

Siona défit son rabat mais sa main demeura prête à le remettre promptement en place.

— Dans combien de temps trouverons-nous de l’eau ? demanda-t-elle.

— Encore trois nuits.

— Y a-t-il une meilleure direction à prendre ?

— Non.

Elle en était venue à apprécier l’économie fremen des informations importantes. Elle aspira avidement quelques gouttes d’eau au tuyau de son distille.

Leto reconnut le message de ses mouvements. Enfin un geste familier des Fremen. Siona avait maintenant pleinement conscience d’une expérience commune parmi ses ancêtres. Le patiyeh… la soif au bord de la mort.

Les quelques gouttes contenues dans la poche du distille étaient épuisées. Il l’entendit aspirer de l’air. Elle remit le rabat en place et parla d’une voix étouffée :

— Je n’y arriverai jamais, n’est-ce pas ?

Il la regarda dans les yeux, y trouva cette clarté de la pensée qu’apporte l’imminence de la mort, une lucidité rarement atteinte en d’autres circonstances. Cela ne faisait qu’amplifier ce dont elle avait besoin pour survivre. Oui, elle était déjà bien avancée dans le tedah ri-agrimi, l’agonie qui ouvre l’esprit. Bientôt, il lui faudrait prendre l’ultime décision, celle qu’elle croyait avoir déjà prise. Les signes indiquaient à Leto qu’il devait désormais traiter Siona avec la plus extrême courtoisie. Il faudrait qu’il réponde à chacune de ses questions avec sincérité car derrière chacune d’elles se cachait un jugement.

— Y arriverai-je ? insista-t-elle.

Il y avait encore une trace d’espoir dans sa détresse.

— Rien n’est sûr, dit-il.

Cette réponse la fit retomber dans le découragement.

Telle n’avait pas été l’intention de Leto, mais il arrivait souvent, il le savait, qu’une formulation précise quoique ambiguë fût interprétée comme la confirmation des pires craintes que l’on avait entretenues.

Elle poussa un profond soupir. D’une voix étouffée par le rabat, elle le sonda de nouveau.

— Vous aviez l’intention de me faire jouer un rôle spécial dans votre programme génétique, dit-elle. Et ce n’était pas une question.

— Tout le monde a des intentions.

— Mais vous désirez que je sois d’accord.

— Évidemment.

— Comment pouviez-vous espérer mon accord sachant que je déteste tout ce qui vient de vous ? Soyez honnête avec moi !

— Les trois branches d’un accord sont l’intention, l’information et l’incertitude. La précision et l’honnêteté n’ont pas grand-chose à voir avec la question.

— Je vous en prie, n’ergotez pas avec moi. Vous voyez bien que je vais mourir.

— Je te respecte trop pour ergoter avec toi.

Il dressa légèrement ses segments antérieurs pour sentir le vent. Il apportait déjà la chaleur de la journée, mais il était encore trop chargé d’humidité pour l’agrément de Leto. Celui-ci constatait que plus il essayait de faire régler les conditions climatiques, plus il fallait intervenir sur une foule de détails. Les absolus ne faisaient que multiplier les impondérables.

— Vous dites que vous n’ergotez pas, mais…

— La dialectique ferme la porte aux sens, déclara Leto en ramenant son visage plus près du sol. Elle masque l’agressivité. Poussée à outrance, la discussion conduit toujours à la violence. Et mes intentions envers toi ne sont pas violentes.

— Que vouliez-vous dire par… intention, information, incertitude ?

— L’intention réunit les participants. L’information délimite le débat. L’incertitude crée les questions.

Elle se rapprocha de son visage pour bien le regarder dans les yeux. Elle se tenait à moins d’un mètre de lui.

Étrange, se dit-il, comme la haine peut être étroitement mêlée à l’espoir, l’inquiétude et l’effroi.

— Pourriez-vous me sauver ? demanda Siona.

— Il y a un moyen.

Elle hocha la tête et il comprit qu’elle se méprenait.

— C’est comme cela que vous comptez obtenir mon accord ! accusa-t-elle.

— Non, Siona.

— Si je réussis à votre épreuve…

— Ce n’est pas mon épreuve.

— Celle de qui, alors ?

— Elle est issue de nos ancêtres communs.

Siona se laissa tomber assise sur la roche froide et garda le silence. Elle n’était pas encore prête à demander asile dans le creux douillet du segment antérieur. Leto entendait presque le cri étouffé tapi dans sa gorge. A présent, ses incertitudes étaient vraiment à l’œuvre. Elle devait commencer à se demander s’il pouvait réellement correspondre à l’image du Tyran Ultime qu’elle s’était faite de lui. Elle leva les yeux vers lui avec cette expression de terrible lucidité qu’il avait reconnue chez elle.

— Qu’est-ce qui vous pousse à faire ce que vous faites ?

La question était habilement circonscrite. Il répondit :

— Le besoin de sauver les gens.

— Quels gens ?

— Ma définition est plus large que celle de quiconque. Même celle du Bene Gesserit, qui croit avoir donné la définition de l’humain. Ma référence à moi est le fil éternel qui relie toute l’humanité quelle qu’en soit la définition.

— Vous voulez dire que…

La bouche de Siona était devenue trop sèche pour parler. Elle essayait d’accumuler suffisamment de salive. Leto apercevait ses efforts derrière le masque du distille. La question qu’elle voulait poser était évidente, cependant, et il n’attendit pas pour répondre.

— Sans moi, il n’y aurait à présent plus de gens nulle part. Absolument plus personne. Et la route de l’extinction aurait été encore plus horrible que tout ce que tu es capable d’imaginer.

— Votre supposée prescience, ricana-t-elle.

— Le Sentier d’Or est toujours libre, fit-il.

— Je n’ai pas confiance en vous !

— Parce que nous ne sommes pas égaux ?

— Oui !

— Mais nous sommes interdépendants.

— Quel besoin avez-vous de moi ?

Aaah ! le cri de la jeunesse incertaine d’avoir sa place…

Il ressentait la force des liens secrets de dépendance et s’obligea à parler durement. La dépendance engendre la faiblesse !

— Tu es le Sentier d’Or, dit-il.

— Moi ? murmura-t-elle dans un souffle à peine audible.

— Tu as lu ces mémoires que tu m’as volés. Je suis dedans ; mais toi, où es-tu ? Regarde ce que j’ai créé, Siona. Toi, tu ne peux rien créer à part toi-même.

— Des mots, encore des mots trompeurs !

— Je ne souffre pas d’être vénéré, Siona. Je souffre de n’être jamais apprécié. Peut-être que… Non, je n’ose pas fonder des espoirs sur toi.

— Quel est l’objet de ces mémoires ?

— C’est un appareil ixien qui les enregistre. On les découvrira un jour, dans très longtemps. Ils sont destinés à faire réfléchir les gens.

— Un appareil ixien ? Vous défiez le Jihad !

— Il y a là une leçon également. A quoi servent de telles machines, en réalité ? A accroître le nombre de choses que nous pouvons faire sans y penser. Voilà le vrai danger… les choses que nous faisons sans y penser. Pense à tout le temps que tu as passé à parcourir ce désert avant de songer à mettre ton rabat en place.

— Vous auriez pu m’avertir !

— Et resserrer ta dépendance ?

Elle le dévisagea un long moment.

— Pourquoi voulez-vous que je prenne le commandement de vos Truitesses ?

— Tu es une Atréides, pleine de ressources et capable de jugement indépendant. Tu sais être sincère par simple amour de la vérité telle que tu la conçois. Tu es née et tu as été élevée pour commander, ce qui signifie que tu dois être libre de toute dépendance.

Le vent faisait tourbillonner la poussière et le sable autour d’eux tandis qu’elle pesait les paroles de Leto.

— Si j’accepte, dit-elle, vous me sauverez la vie ?

— Non.

Elle s’attendait tellement à la réponse inverse qu’il lui fallut plusieurs battements de cœur avant d’interpréter ce simple mot. Durant cet intervalle, le vent tomba légèrement et une trouée au-dessus des dunes permit d’apercevoir au loin les vestiges de la Chaîne de Habbanya. L’atmosphère s’était soudain drapée d’un froid qui absorbait aussi efficacement l’humidité que pouvaient le faire les plus chauds rayons du soleil. Une partie des perceptions de Leto décelèrent un phénomène d’oscillation dans la régulation du temps.

— Non ? fit Siona, à la fois perplexe et indignée.

— Je ne conclus pas de marchés de sang avec les gens en qui je dois avoir totalement confiance.

Elle secoua lentement la tête d’un côté puis de l’autre, mais sans cesser de regarder Leto.

— Qu’est-ce qui pourrait vous forcer à me sauver ?

— Rien ne peut m’y forcer. Comment peux-tu songer à exercer sur moi des pressions que je refuse d’exercer sur toi ? Ce n’est pas là la voie de l’interdépendance.

Les épaules de Siona retombèrent.

— Si je ne peux pas négocier avec vous, ni vous forcer…

— Tu dois choisir une autre voie.

Quel spectacle magnifique, d’observer l’explosion d’une soudaine compréhension ! se dit-il. Les traits expressifs de Siona ne cachaient rien du processus qui était en train de s’accomplir en elle. Son regard, farouchement rivé à celui de Leto, semblait essayer de le percer jusqu’à la pensée. Sa voix étouffée s’enrichit d’une nouvelle vigueur.

— Vous me laisseriez savoir tout sur vous, jusqu’à vos moindres faiblesses ?

— Voudrais-tu me voler ce que je te donne librement ?

La lumière du matin faisait jouer des ombres dures sur le visage de Siona.

— Je ne vous promets rien ! fit-elle.

— Je ne te le demande pas.

— Vous me donnerez… de l’eau, si je vous en demande ?

— Pas seulement de l’eau.

Elle hocha lentement la tête.

— Je sais… je suis une Atréides.

Les Truitesses n’avaient pas manqué de lui apprendre la faculté particulière que possédaient les gènes des Atréides. Siona savait d’où venait l’épice et quels pouvaient en être les effets sur elle. Les professeurs des écoles de Truitesses connaissaient leur travail. Et la légère quantité de mélange incorporée aux aliments séchés absorbés par Siona avait dû faire son œuvre également.

— Ces petites plaques bombées le long de mon visage… dit-il. Frottes-en une doucement avec le doigt et il en sortira des gouttes riches en essence d’épice.

Il lut la compréhension dans son regard. Des souvenirs dont elle avait jusque-là ignoré la nature de souvenirs remontaient à sa conscience. Et elle était l’aboutissement de plusieurs générations au cours desquelles la sensibilité des Atréides n’avait cessé d’être renforcée.

Malgré la soif, elle ne semblait cependant pas encore prête à agir.

Pour l’aider à traverser la crise, il lui raconta comment, dans l’ancien temps, les enfants fremen capturaient les truites à l’aide de bâtons à l’orée des oasis et les frottaient pour en extraire le suc qu’ils vitalisaient promptement.

— Mais je suis une Atréides, répéta Siona.

— L’Histoire Orale ne ment pas, dit Leto en hochant la tête.

— Je pourrais en mourir.

— C’est là l’épreuve.

— Vous voudriez faire de moi une vraie Fremen !

— Comment pourrais-tu sans cela enseigner à tes descendants la manière de survivre dans ce désert quand j’aurai disparu ?

Elle ôta brusquement le masque de son distille et rapprocha son visage à quelques centimètres du cou de Leto. Levant le bras, elle posa l’index sur l’une des petites plaques bombées que protégeaient les replis.

— Doucement, dit Leto.

Elle obéit non pas à cette voix, mais à quelque chose d’autre qui se trouvait en elle. Son doigt bougea avec une précision atavique issue d’innombrables générations d’enfants… comme tant d’informations ou de déformations. Leto tourna la tête jusqu’à la limite de ses mouvements et baissa les yeux vers ce visage qui était maintenant si près du sien. De pâles gouttelettes bleues commencèrent à se former au bord de la plaque. De riches senteurs de cannelle les enveloppèrent. Elle rapprocha encore son visage. Il vit les pores à la naissance de ses narines et sa langue qui léchait les gouttes.

Elle s’écarta au bout d’un moment, pas tout à fait rassasiée mais poussée par la même prudence et la même suspicion que Moneo en son temps.

Tel père, telle fille, se dit Leto.

— Dans combien de temps est-ce que cela commencera à agir ? demanda Siona.

— Cela agit déjà.

— Je voulais dire…

— Dans une minute environ.

— Je ne vous dois rien pour ça !

— Je n’ai pas l’intention de réclamer de paiement.

Elle remit en place le masque de son distille. Leto vit son regard entrer dans un lointain laiteux. Sans dire un mot, elle frappa du bout des doigts son segment antérieur pour lui ordonner de lui préparer sa place. Il obéit. Elle grimpa dans le creux douillet. En baissant les yeux au maximum, il pouvait encore la voir. Les yeux de Siona demeuraient ouverts, mais n’étaient plus fixés sur ce qu’il y avait autour d’elle. Siona sursauta brusquement et se mit à trembler comme une petite créature à l’agonie. Leto savait ce qu’elle éprouvait, mais ne pouvait changer la moindre parcelle de l’expérience. Aucune des présences ancestrales ne demeurerait dans sa conscience. Pourtant, elle conserverait toujours par la suite avec une grande clarté les visions, les sons et les odeurs. Elle n’oublierait pas les machines chercheuses, l’odeur du sang et des entrailles, les humains apeurés au fond de leurs terriers, conscients d’une seule chose, qu’ils ne pouvaient pas s’échapper… et pendant tout ce temps… les machines se rapprochaient… toujours plus près… plus près… dans un fracas qui noyait tout le reste !

Partout où elle se tournerait, ce serait la même chose. Aucune issue, nulle part.

Il sentit la vie refluer en elle. Bats-toi contre les ténèbres, Siona ! C’était une chose que les Atréides savaient faire. Se battre pour la survie. Et elle se battait à présent pour d’autres vies en plus de la sienne. Mais il sentait toujours cette longue descente aux abîmes… cette terrible déperdition de vitalité. Jamais personne n’était descendu aussi profond dans les ténèbres sans nom. Il se mit à la secouer doucement, en faisant osciller son segment antérieur. Cela peut-être, ou son mince filet de détermination brûlante, ou encore la conjugaison des deux, finit par obtenir le résultat escompté. Vers le début de l’après-midi, tremblant de tout son être, elle plongea au fond de ce qui ressemblait à peu près à un vrai sommeil. Seul un gros soupir, de temps à autre, témoignait de la persistance des visions. Il la berça longtemps, pour l’apaiser, en roulant son énorme corps d’un côté puis de l’autre.

Comment pouvait-on remonter d’une telle profondeur ? Il écoutait, pour se rassurer, les fonctions vitales qui reprenaient possession d’elle. Comme sa vigueur était étonnante !

Elle se réveilla tard dans l’après-midi. Brusquement, elle cessa de trembler, le rythme de sa respiration changea et elle ouvrit les yeux. Elle leva la tête pour le regarder, puis se laissa glisser du creux de son segment. Elle s’éloigna de quelques pas, en lui tournant le dos, puis demeura debout, presque une heure durant, à méditer silencieusement.

Moneo avait réagi exactement de la même manière. C’était une nouvelle tendance chez ces derniers Atréides. Les précédents avaient déversé sur lui un flot de paroles sans queue ni tête, ou bien s’étaient éloignés en titubant sur les cailloux, le forçant à les suivre jusqu’à ce qu’ils reprennent leurs esprits. D’autres s’étaient assis, le regard dans le vague. Aucun ne lui avait tourné le dos comme Moneo et sa fille. Leto voyait là un signe encourageant pour l’avenir.

— Tu dois commencer à te faire une idée de l’étendue de ma famille, dit-il.

Elle se tourna vers lui, les lèvres serrées, sans le regarder. Il la voyait cependant accepter l’idée que peu d’humains pouvaient contempler comme elle venait de le faire : La multitude singulière qui l’habitait faisait de toute l’humanité sa famille.

— Vous auriez pu épargner la vie de mes amis, dans la forêt, accusa-t-elle.

— Toi aussi, tu aurais pu leur épargner la vie.

Elle serra les poings et les pressa contre ses tempes en le foudroyant du regard.

— Mais vous savez tout !

— Siona !

— Il fallait vraiment que je l’apprenne de cette manière ? murmura-t-elle.

Il demeura silencieux, la forçant à répondre elle-même à sa question. Il devait l’amener à reconnaître qu’il raisonnait principalement en Fremen et que, comme pour les terribles machines de leur vision d’apocalypse, le prédateur était capable de suivre n’importe quelle créature qui laissait des traces.

— Le Sentier d’Or… murmura Siona. Je le sens, maintenant… Quelle affreuse cruauté !

Ses yeux lançaient des éclairs.

— La lutte pour la vie a toujours été cruelle, fit Leto.

— Ils n’avaient pas le moindre endroit où se cacher, souffla-t-elle. Puis elle s’écria : Mais que m’avez-vous fait ?

— Tu as essayé d’être une révoltée fremen. Les Fremen ont toujours eu le don presque prodigieux de déchiffrer les signes du désert. Ils étaient même capables d’interpréter le dessin infime de traces balayées par le vent.

Il lut en elle le commencement du remords. Dans son regard flottait le souvenir de ses compagnons morts. Il lui parla vivement, sachant qu’elle allait ensuite se sentir coupable, puis tourner sa colère sur lui.

— M’aurais-tu écouté si je t’avais simplement fait venir pour te mettre en garde ?

Le remords menaçait maintenant de la submerger. Elle ouvrit la bouche derrière son masque et haleta.

— Tu n’as pas encore survécu au désert, dit-il.

Lentement, elle reprit un rythme de respiration normal. Les instincts fremen qu’il avait libérés en elle faisaient leur œuvre d’apaisement habituelle.

— Je vivrai, dit-elle en soutenant son regard. Vous nous lisez par l’intermédiaire de nos émotions, n’est-ce pas ?

— Les émotions sont les signaux de la pensée, admit Leto. Grâce à ces origines émotionnelles, je sais discerner la plus petite nuance de comportement.

Il la vit accepter sa propre transparence de la même manière que Moneo avant elle, avec haine et terreur. Cela importait peu. Il sonda le temps en avant d’eux. Oui… elle survivrait au désert parce qu’il voyait ses traces dans le sable à côté des siennes. Mais il ne la voyait pas en chair et en os. Et les traces de Siona débouchaient sur une ouverture là où les choses étaient obscures auparavant. Le cri de mort d’Anteac résonna alors dans sa vision presciente… ainsi que la bousculade des Truitesses se lançant à l’attaque !

Malky revient, songea Leto. Nous allons nous revoir, Malky et moi.

Il rouvrit ses paupières charnelles et vit Siona qui le fustigeait du regard.

— Je continue de vous détester ! s’écria-t-elle.

— Ce que tu détestes, c’est la cruauté nécessaire du prédateur.

Elle s’écria, portée par une exultation perfide :

— Mais il y a une autre chose que j’ai vue ! Vous êtes incapable de suivre ma trace !

— C’est précisément pour préserver ce trait que tu dois avoir une descendance.

Au moment même où il disait ces mots, la pluie se mit à tomber. Les nuages noirs et l’averse apparurent presque simultanément. Bien qu’il eût senti depuis un moment les oscillations de la régulation météorologique, Leto fut pris au dépourvu par la soudaineté de l’attaque. Il pleuvait certes quelquefois sur le Sareer, quelques gouttes rapidement absorbées par le sol. Les rares flaques s’évaporaient dès que le soleil revenait. La plupart du temps, les gouttes d’eau n’avaient même pas le temps d’arriver jusqu’à terre. C’était une pluie fantôme, vaporisée au contact de l’air surchauffé puis dispersée par le vent. Mais cette averse le mouilla.

Siona arracha le rabat de son distille et leva avidement le visage vers l’eau qui tombait du ciel. Elle ne s’était pas encore aperçue des effets de la pluie sur Leto.

Dès que les premières gouttes l’avaient touché à la jonction de la peau de truite, l’Empereur-Dieu s’était hérissé sous le coup d’une douleur atroce. Les réactions distinctes de la peau de truite et du ver s’étaient conjuguées pour donner un nouveau sens au mot souffrance. Il avait l’impression qu’on l’écorchait vif. Les truites, attirées par l’eau, voulaient enkyster chaque goutte. Le ver sentait sur lui le contact humide de la mort. Partout où la pluie le touchait, des volutes de fumée bleue s’élevaient. Ses mécanismes internes commençaient à produire la précieuse essence d’épice. Des flaques d’eau qui se formaient sous lui montait un nuage de vapeur bleue. Il gémissait et se tordait dans tous les sens. Les nuages disparurent et le ciel redevint serein avant que Siona s’avisât de quelque chose d’anormal.

— Qu’avez-vous ? demanda-t-elle.

Il fut incapable de répondre. Il ne pleuvait plus mais le sol était mouillé partout autour de lui. Il ne pouvait s’abriter nulle part.

Siona vit les vapeurs bleues qui s’élevaient partout où la pluie l’avait touché.

— C’est l’eau ! s’écria-t-elle.

Il y avait une légère élévation de terrain, un peu plus loin sur la droite, où l’eau ne stagnait pas. En gémissant, il se traîna dans cette direction. L’endroit était déjà presque sec lorsqu’il l’atteignit. La douleur s’apaisa peu à peu et il se rendit compte que Siona s’était plantée devant lui pour le regarder avec une fausse sollicitude. Elle le sonda prudemment :

— Pourquoi l’eau vous fait-elle du mal ?

Du mal ? Quelle expression peu adéquate ! Mais il ne pouvait éluder la question de Siona. Elle en savait assez, à présent, pour trouver la réponse elle-même. Tous les éléments étaient disponibles. D’une voix entrecoupée, il se mit à lui expliquer la relation entre les truites, les vers des sables et l’eau. Elle l’écouta jusqu’au bout en silence.

— Mais l’eau que vous m’avez donnée…

— Est transmuée par l’épice.

— Oui, mais pourquoi vous risquer jusqu’ici sans votre chariot ?

— On ne peut pas être un vrai Fremen dans un chariot ou à la Citadelle.

Siona hocha la tête.

Il vit la flamme de la rébellion revenir dans ses yeux. Elle n’avait pas à se sentir coupable ni dépendante. Elle ne pouvait plus éviter de croire au Sentier d’Or, mais quelle différence cela faisait-il ? Les actes de cruauté auxquels il s’était livré restaient impardonnables. Elle avait le droit de le repousser, de lui refuser sa place dans la famille. Il n’était pas humain, il n’avait rien de commun avec elle. Et elle possédait le secret de sa perte ! Il suffisait de l’entourer d’eau, de détruire son désert, de l’immobiliser dans un lac de souffrances ! Croyait-elle lui cacher ce genre de réflexions rien qu’en lui tournant le dos ?

Et de toute manière, qu’y puis-je ? se demanda-t-il. Désormais, il faut qu’elle vive alors que je dois faire preuve de non-violence.

Maintenant qu’il savait certaines choses sur la nature de Siona, comme il lui serait facile de tout abdiquer, de se laisser sombrer aveuglément dans ses propres pensées… La tentation était assurément séduisante, de ne plus continuer à vivre que retranché à l’intérieur de ses souvenirs. Mais ses « enfants » avaient encore besoin d’une leçon par l’exemple pour pouvoir échapper à la dernière menace du Sentier d’Or.

Quelle décision pénible à prendre ! Il éprouvait du coup une sorte de sympathie pour le Bene Gesserit. Son dilemme était analogue à celui qu’avaient connu les Sœurs face à l’apparition de Muad’Dib.

L’objectif ultime de leur programme génétique… Mon père, Muad’Dib… Elles n’avaient pas pu le contenir, lui non plus.

Le moment est venu de foncer dans la brèche une fois de plus, mes amis, songea-t-il, non sans réprimer un sourire ironique à l’adresse de sa propre grandiloquence.

 

L'Empereur-Dieu de Dune
titlepage.xhtml
Herbert,Frank-[Dune-4]L'empereur-dieu de Dune(God emperor of Dune)(1981).MOBILE.French.ebook.AlexandriZ_split_000.html
Herbert,Frank-[Dune-4]L'empereur-dieu de Dune(God emperor of Dune)(1981).MOBILE.French.ebook.AlexandriZ_split_001.html
Herbert,Frank-[Dune-4]L'empereur-dieu de Dune(God emperor of Dune)(1981).MOBILE.French.ebook.AlexandriZ_split_002.html
Herbert,Frank-[Dune-4]L'empereur-dieu de Dune(God emperor of Dune)(1981).MOBILE.French.ebook.AlexandriZ_split_003.html
Herbert,Frank-[Dune-4]L'empereur-dieu de Dune(God emperor of Dune)(1981).MOBILE.French.ebook.AlexandriZ_split_004.html
Herbert,Frank-[Dune-4]L'empereur-dieu de Dune(God emperor of Dune)(1981).MOBILE.French.ebook.AlexandriZ_split_005.html
Herbert,Frank-[Dune-4]L'empereur-dieu de Dune(God emperor of Dune)(1981).MOBILE.French.ebook.AlexandriZ_split_006.html
Herbert,Frank-[Dune-4]L'empereur-dieu de Dune(God emperor of Dune)(1981).MOBILE.French.ebook.AlexandriZ_split_007.html
Herbert,Frank-[Dune-4]L'empereur-dieu de Dune(God emperor of Dune)(1981).MOBILE.French.ebook.AlexandriZ_split_008.html
Herbert,Frank-[Dune-4]L'empereur-dieu de Dune(God emperor of Dune)(1981).MOBILE.French.ebook.AlexandriZ_split_009.html
Herbert,Frank-[Dune-4]L'empereur-dieu de Dune(God emperor of Dune)(1981).MOBILE.French.ebook.AlexandriZ_split_010.html
Herbert,Frank-[Dune-4]L'empereur-dieu de Dune(God emperor of Dune)(1981).MOBILE.French.ebook.AlexandriZ_split_011.html
Herbert,Frank-[Dune-4]L'empereur-dieu de Dune(God emperor of Dune)(1981).MOBILE.French.ebook.AlexandriZ_split_012.html
Herbert,Frank-[Dune-4]L'empereur-dieu de Dune(God emperor of Dune)(1981).MOBILE.French.ebook.AlexandriZ_split_013.html
Herbert,Frank-[Dune-4]L'empereur-dieu de Dune(God emperor of Dune)(1981).MOBILE.French.ebook.AlexandriZ_split_014.html
Herbert,Frank-[Dune-4]L'empereur-dieu de Dune(God emperor of Dune)(1981).MOBILE.French.ebook.AlexandriZ_split_015.html
Herbert,Frank-[Dune-4]L'empereur-dieu de Dune(God emperor of Dune)(1981).MOBILE.French.ebook.AlexandriZ_split_016.html
Herbert,Frank-[Dune-4]L'empereur-dieu de Dune(God emperor of Dune)(1981).MOBILE.French.ebook.AlexandriZ_split_017.html
Herbert,Frank-[Dune-4]L'empereur-dieu de Dune(God emperor of Dune)(1981).MOBILE.French.ebook.AlexandriZ_split_018.html
Herbert,Frank-[Dune-4]L'empereur-dieu de Dune(God emperor of Dune)(1981).MOBILE.French.ebook.AlexandriZ_split_019.html
Herbert,Frank-[Dune-4]L'empereur-dieu de Dune(God emperor of Dune)(1981).MOBILE.French.ebook.AlexandriZ_split_020.html
Herbert,Frank-[Dune-4]L'empereur-dieu de Dune(God emperor of Dune)(1981).MOBILE.French.ebook.AlexandriZ_split_021.html
Herbert,Frank-[Dune-4]L'empereur-dieu de Dune(God emperor of Dune)(1981).MOBILE.French.ebook.AlexandriZ_split_022.html
Herbert,Frank-[Dune-4]L'empereur-dieu de Dune(God emperor of Dune)(1981).MOBILE.French.ebook.AlexandriZ_split_023.html
Herbert,Frank-[Dune-4]L'empereur-dieu de Dune(God emperor of Dune)(1981).MOBILE.French.ebook.AlexandriZ_split_024.html
Herbert,Frank-[Dune-4]L'empereur-dieu de Dune(God emperor of Dune)(1981).MOBILE.French.ebook.AlexandriZ_split_025.html
Herbert,Frank-[Dune-4]L'empereur-dieu de Dune(God emperor of Dune)(1981).MOBILE.French.ebook.AlexandriZ_split_026.html
Herbert,Frank-[Dune-4]L'empereur-dieu de Dune(God emperor of Dune)(1981).MOBILE.French.ebook.AlexandriZ_split_027.html
Herbert,Frank-[Dune-4]L'empereur-dieu de Dune(God emperor of Dune)(1981).MOBILE.French.ebook.AlexandriZ_split_028.html
Herbert,Frank-[Dune-4]L'empereur-dieu de Dune(God emperor of Dune)(1981).MOBILE.French.ebook.AlexandriZ_split_029.html
Herbert,Frank-[Dune-4]L'empereur-dieu de Dune(God emperor of Dune)(1981).MOBILE.French.ebook.AlexandriZ_split_030.html
Herbert,Frank-[Dune-4]L'empereur-dieu de Dune(God emperor of Dune)(1981).MOBILE.French.ebook.AlexandriZ_split_031.html
Herbert,Frank-[Dune-4]L'empereur-dieu de Dune(God emperor of Dune)(1981).MOBILE.French.ebook.AlexandriZ_split_032.html
Herbert,Frank-[Dune-4]L'empereur-dieu de Dune(God emperor of Dune)(1981).MOBILE.French.ebook.AlexandriZ_split_033.html
Herbert,Frank-[Dune-4]L'empereur-dieu de Dune(God emperor of Dune)(1981).MOBILE.French.ebook.AlexandriZ_split_034.html
Herbert,Frank-[Dune-4]L'empereur-dieu de Dune(God emperor of Dune)(1981).MOBILE.French.ebook.AlexandriZ_split_035.html
Herbert,Frank-[Dune-4]L'empereur-dieu de Dune(God emperor of Dune)(1981).MOBILE.French.ebook.AlexandriZ_split_036.html
Herbert,Frank-[Dune-4]L'empereur-dieu de Dune(God emperor of Dune)(1981).MOBILE.French.ebook.AlexandriZ_split_037.html
Herbert,Frank-[Dune-4]L'empereur-dieu de Dune(God emperor of Dune)(1981).MOBILE.French.ebook.AlexandriZ_split_038.html
Herbert,Frank-[Dune-4]L'empereur-dieu de Dune(God emperor of Dune)(1981).MOBILE.French.ebook.AlexandriZ_split_039.html
Herbert,Frank-[Dune-4]L'empereur-dieu de Dune(God emperor of Dune)(1981).MOBILE.French.ebook.AlexandriZ_split_040.html
Herbert,Frank-[Dune-4]L'empereur-dieu de Dune(God emperor of Dune)(1981).MOBILE.French.ebook.AlexandriZ_split_041.html
Herbert,Frank-[Dune-4]L'empereur-dieu de Dune(God emperor of Dune)(1981).MOBILE.French.ebook.AlexandriZ_split_042.html
Herbert,Frank-[Dune-4]L'empereur-dieu de Dune(God emperor of Dune)(1981).MOBILE.French.ebook.AlexandriZ_split_043.html
Herbert,Frank-[Dune-4]L'empereur-dieu de Dune(God emperor of Dune)(1981).MOBILE.French.ebook.AlexandriZ_split_044.html
Herbert,Frank-[Dune-4]L'empereur-dieu de Dune(God emperor of Dune)(1981).MOBILE.French.ebook.AlexandriZ_split_045.html
Herbert,Frank-[Dune-4]L'empereur-dieu de Dune(God emperor of Dune)(1981).MOBILE.French.ebook.AlexandriZ_split_046.html
Herbert,Frank-[Dune-4]L'empereur-dieu de Dune(God emperor of Dune)(1981).MOBILE.French.ebook.AlexandriZ_split_047.html
Herbert,Frank-[Dune-4]L'empereur-dieu de Dune(God emperor of Dune)(1981).MOBILE.French.ebook.AlexandriZ_split_048.html
Herbert,Frank-[Dune-4]L'empereur-dieu de Dune(God emperor of Dune)(1981).MOBILE.French.ebook.AlexandriZ_split_049.html
Herbert,Frank-[Dune-4]L'empereur-dieu de Dune(God emperor of Dune)(1981).MOBILE.French.ebook.AlexandriZ_split_050.html
Herbert,Frank-[Dune-4]L'empereur-dieu de Dune(God emperor of Dune)(1981).MOBILE.French.ebook.AlexandriZ_split_051.html
Herbert,Frank-[Dune-4]L'empereur-dieu de Dune(God emperor of Dune)(1981).MOBILE.French.ebook.AlexandriZ_split_052.html
Herbert,Frank-[Dune-4]L'empereur-dieu de Dune(God emperor of Dune)(1981).MOBILE.French.ebook.AlexandriZ_split_053.html
Herbert,Frank-[Dune-4]L'empereur-dieu de Dune(God emperor of Dune)(1981).MOBILE.French.ebook.AlexandriZ_split_054.html